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La damassine

Joyau de nos vergers jurassiens


Le grand paquebot navigue en solitaire quelque part sur l'océan qui sépare les Amériques du Vieux continent. La mer est calme, inondée par les rayons du soleil et le repas de midi vient de s'achever dans la luxueuse salle à manger du bâtiment de mer. Un vieil homme, attablé, tire lentement sur sa pipe et rêvasse en contemplant l'immensité océane. Ce paisible retraité est réputé, dans son pays, pour son goût de la farce.

Le steward, un jeune garçon distingué au teint basané, d'origine asiatique probablement, s'affaire imperturbablement de table en table à passer les commandes des desserts, cafés et autres digestifs. Il s'efforce de s'entretenir, avec la clientèle du navire, dans la langue maternelle de chacun. S'approchant de l'homme à la pipe, pour recueillir ses désirs, il s'entend alors demander, sur un ton malicieux, qu'on lui apporte un verre de damassine de Pleujouse. Le serveur réfléchit un instant, puis lance au voyageur médusé: " Désolé Monsieur, mais nous n'avons, à bord que de la damassine de Miécourt ".

On peut certes douter de la véracité de cette anecdote piquante que les ajoulots se plaisent à conter. Mais s'il n'est pas exact que l'on déguste cette exquise eau-de-vie dans les coins les plus reculés du globe, comme le laisse entendre l'histoire ci-dessus, la damassine s'est forgée une renommée qui dépasse largement le cadre de nos frontières. Dans un élan de fierté bien légitime, les Jurassiens n'ont, en effet, pas manqué de promouvoir ce produit au rang prestigieux d'ambassadeur de la table jurassienne en terres étrangères.


Damassine ou prune de Damas?


Il est d'usage fort répandu, dans nos vallées jurassiennes, de désigner l'eau-de-vie du nom du fruit dont elle est extraite. Cet abus de langage coutumier nous fait parfois oublier que ce que l'on appelle la damassine est d'abord une prune de nos vergers avant d'être la boisson distillée qui en découle.

Cette prune, dont les jurassiens revendiquent avec honneur l'authenticité du terroir, est pourtant un fruit exotique qui se cultive fort bien sous nos latitudes. Le mot damassine dérive en effet de Damas, ville du Proche-Orient, actuellement capitale de la Syrie.

On sait à peu près dans quelles circonstances ce produit d'adoption fut, d'Asie mineure, importé sur le continent européen, quoique les nombreux témoignages à ce sujet divergent parfois profondément. Mais l'origine de l'apparition de la damassine dans nos vergers jurassiens proprement dit, demeure, elle, recouverte d'un voile obscur.


Sur les traces de la damassine


Selon Pline l'Ancien, naturaliste de l'Antiquité romaine qui a vécut de l'an 23 à 79 de notre ère et s'est rendu célèbre par sa description de l'éruption du Vésuve, ce serait en Italie que la damassine aurait fait sa première apparition européenne à l'aube de l'ère chrétienne. Ce témoignage va dans le sens de celui du Dr Peyre, auteur d'un fameux ouvrage de référence "Les pruniers sauvages et cultivés", publié en 1945. Si l'on en croit, en effet, ce spécialiste chevronné, ce seraient les Romains qui auraient introduit la damassine en Gaule et en Germanie. L'actuel canton du Jura était, à l'époque des Celtes, partagé entre la Séquanie et la Rauracie, deux grandes provinces de la Gaule.

Quant à l'historien Joseph-François Michaud, il affirme, dans ses écrits sur le sujet, que c'est lors de la cinquième croisade (1217-1221) que fut introduit le prunier de Damas sur le continent européen.

Mais une autre hypothèse sur l'origine de ces prunes, formulée par un certain Jean-Louis Choisel, affirme que Eberhard V le Barbu, comte de Montbéliard, rapporta ses fruits de Jérusalem, alors qu'il y effectuait un pèlerinage en 1468. Jean Bauhin, originaire de Montbéliard, signale effectivement la présence de ce fruit oriental dans les vergers du duc de Wurtenberg, à qui le comte de Montbéliard était inféodé. Sur les armoiries du village de Vandoncourt, dans la périphérie de cette ville Franc-comtoise, figure d'ailleurs une prune de Damas. Or, la région de Montbéliard, en France, se trouve être à proximité de l'Ajoie, pays de la damassine par excellence.


Examinons une prune de Damas


Afin de nous faire une idée précise de l'aspect d'une damassine de nos vergers et de son arbre, référons-nous à la description qui en faite dans le Traité des arbres fruitiers de Duhamel de Monceau (Paris, 1768).


Pour les amateurs de botanique et de français ancien


"Ce prunier est peu fertile. Ses bourgeons sont très longs, d'une grosseur médiocre, rougeâtre, presque de couleur de laque vers la pointe. Ses boutons sont petits, pointus, couchés sur la branche, peu éloignés les uns des autres. Les supports sont assez élevés. Ses fleurs ont onze lignes de diamètre. Les pétales sont ovales, plats, quelques-uns peu foncés sur les bords.

Ses feuilles sont longues de deux pouces dix lignes (notes de l'auteur: 1 pouce=27,07 mm, 1 ligne=2,25 mm), larges de dix-sept lignes, larges vers l'extrémité, diminuant régulièrement et se terminant en pointe à la queue qui est d'un vert blanc, longue de dix-huit à huit lignes. La dentelure est fine, aiguë, peu profonde. Son fruit est de moyenne grosseur, de forme ovale, assez régulière; son diamètre est de quatorze lignes et sa hauteur de seize lignes. Il n'a point, ou presque point, de gouttière qui le partage suivant sa longueur. La queue, longue de six lignes, assez bien nourrie, est plantée à fleur du fruit ou dans un très petit enfoncement.

Sa peau est bien fleurie, rouge foncé du côté du soleil, rouge pâle du côté opposé, assez fine, peu adhérente à la chair. Sa chair est jaunâtre, fine et abondante, sans être molasse, son eau est sucrée. Son noyau quitte la chair. Il est petit, ayant sept lignes de longueur, cinq lignes de largeur et quatre lignes d'épaisseur. Ce fruit, un peu sujet à être verreux, mûrit à la mi-août"


La Baroche, royaume de la Damassine


Le voyageur qui, partant de Porrentruy en direction de Alle se rend dans la Vallée de Delémont, via Miécourt et le col des Rangiers, va traverser une région campagnarde, à l'est de l'Ajoie, dont il gardera sans doute un souvenir impérissable. Cette région se nomme La Baroche.

Il faut avoir vu ces villages de la Baroche, à la saison de la floraison, embaumés du parfum des vergers et surplombés par de vieux châteaux ou de vieilles ruines, à travers lesquels la tradition et les valeurs ancestrales interpellent, depuis des siècles, les hommes de la terre enracinés dans ce coin de pays.

Ces hameaux fleuris ont pour nom: Alle, Miécourt, Pleujouse, Fregiécourt, Charmoille et Asuel. C'est dans cette charmante contrée principalement que se récolte la damassine, juste avant l'époque des brumes matinales annonçant le début de l'automne. C'est également dans cette région que l'on distille l'essentiel de l'eau-de-vie consommée dans le Jura.

Toutefois, il convient de le souligner, si les vergers de la Baroche sont le royaume de la Damassine, ce fruit savoureux se récoltent un peu partout sur nos terres jurassiennes.


La damassine dans le circuit économique


Comme le souligne, à juste titre, Duhamel de Monceau, le prunier de Damas est peu fertile. Ainsi que pour toutes les variétés de fruit, on déplore les "mauvaises années" comme on se réjouit des bonnes. Or, pour la damassine, les années où la récolte est abondante, sont plutôt rares. Aussi, on ne s'étonnera guère de voir les prunes de Damas n'apparaître qu'exceptionnellement sur le marché fruitier, même régional. Sa consommation demeure donc presque exclusivement locale.


L'eau-de-vie de damassine, un breuvage précieux


Un tonneau d'une capacité de 300 litres de damassine donne généralement 25 à 30 litres d'eau-de-vie. Compte tenu de la rareté du fruit, on comprendra aisément que cet alcool fort et précieux se déguste bien d'avantage qu'il ne se consomme.

D'autre part, en Suisse, la loi sur la production d'alcool fort est sévère. Les alambics ne sont délivrés qu'avec parcimonie, aux agriculteurs notamment, l'eau-de-vie étant admise comme médicament pour le bétail. De plus, la production d'alcool fort est strictement limitée pour ceux qui ont le privilège de détenir ce genre d'instrument indispensable à la production d'eau-de-vie.

L'eau-de-vie de damassine, si appréciée des connaisseurs sur nos terres jurassiennes, est donc une denrée rare et, par conséquent onéreuse.

Ce qui n'ôte évidemment rien à sa réputation. Pour de plus amples informations, un petit tour sur le site officiel de la damassine...
 
 

Références bibliographiques: Jura Pluriel, ouvrage collectif, automne-hiver 1985